
Les ouvriers du nord: Du ras le bol au vote FN
La situation critique de l’industrie française se répercute sur les conditions de vie et de travail des salariés d’usines. En proies à une salve de licenciements ou à des restrictions budgétaires conséquents, ils se sentent oubliés et rejettent de plus en plus la politique… lorsqu’ils ne votent pas Front National.
Ni usine fumante, ni terril de charbon noir, ni rouage métallique criard. Le promeneur cheminant le long des lisières de l’Escaut pourrait croire que l’industrie est en voie de disparition. Et pourtant elle foisonne encore : Toyota, Bombardier, Peugeot PSA, Vallourec ou encore Alstom. Le Valenciennois (59) est un fleuron de la métallurgie française. Une région où l’activité économique dépend encore fortement de la présence de ses usines aux allures d’entrepôts interminables. Alstom est située au cœur de la zone industrielle de Petite Forêt, une ville aux alentours de Valenciennes. Des logements ouvriers, en brique rouge, cernent l’usine faite de tôles blanches et bleues. 1200 salariés s’y relaient pour fabriquer des trains. Loin des clichés du mineur aux vêtements charbonnés ou du sidérurgiste d’Usinor, au visage buriné par le feu et à l’épiderme violacée*, les ouvriers rencontrés sont tout à fait ordinaires.
La tête coiffée d’une casquette Alstom, ils vont et viennent dans l’usine en activité. Certains commencent leur journée, d’autres la terminent et s’empressent de rentrer, profiter d’un repos bien mérité. Quelques uns d’entre eux s’arrêtent et acceptent de discuter politique : « Ça fait 30 ans que ça dure. Ils mangent tous dans le même plat », lance Danglet, à la mise en bogie : l’ajustement des roues et des roulements sur les trains. « Sarko nous a entubé, Hollande c’est pas mieux », ajoute Joseph, prestataire. « C’est bonnet blanc, blanc bonnet. Ils ont rien d’autres à s’occuper que des accents circonflexes », fustige Vincent, câbleur électrique depuis 25 ans chez Alstom. Il rajoute : « Avec les discours politiques des autres partis, Marine Le Pen n’a même pas besoin de faire campagne ». « Quelque soit le gouvernement, la droite, la gauche, c’est toujours sur les petits qu’on tape », assène Stéphane, salarié depuis 2001, « on a l’impression qu’ils agissent uniquement pour être réélus ».
Une dépolitisation générale dans le milieu ouvrier
La plupart des salariés n’hésitent pas à témoigner de leur lassitude vis à vis de la classe politique. Déçus par l’action ou l’inaction des gouvernements, certains ont arrêté de voter. D’autres votent, « parce que c’est un devoir de citoyen, mais ca ne change rien », lance Joseph. Au travail, on ne parle plus politique. « Il n’y a plus de débats », explique Stéphane, peintre caisse. Même au sein des syndicats, on s’abstient de donner son opinion par crainte de scinder les salariés explique Vincent Jozwiak, secrétaire de syndicat Force Ouvrière (FO) chez Alstom : « Chez FO, on ne fait pas de politique ». De plus, une évolution socio-professionnelle des emplois a fortement diminué la portée de la voix des ouvriers, accroissant ainsi la dépolitisation de ces derniers. « J’ai commencé nous étions 1 200 dont 600 ouvriers. Aujourd’hui, on est 1 100 mais il n’y a plus que 270 ouvriers. Tout le reste, ce sont des cadres ou des ingénieurs, venus d’ailleurs pour la plupart », explique Vincent Joswiak. Cette disparition de la classe ouvrière au profit d’un salariat plus large et éclaté influe sur l’impact des syndicats dans les négociations. « Un cadre est exploité autant que les autres mais il y a un retard de prise de conscience. On commence à peine à avoir des cadres et des ingénieurs chez FO. Et, malheureusement il y a moins d’embauches chez les ouvriers », ajoute le secrétaire de syndicat FO.
L’individualisme grandissant touche aussi les salariés d’usines. « Dans n’importe quelle entreprise, les salariés se soucient prioritairement de leur sort. Si leur emploi n’est pas menacé, ils ne s’occupent pas de la politique, surtout les jeunes », raconte Thomas Mercier, agent de production chez Toyota (Onnaing) et secrétaire syndical CFDT de la métallurgie Nord-Hainaut : « Quand j’ai commencé le syndicalisme il y a dix ans, les politiques n’étaient pas proche de nous ». Il ajoute « c’est pour ca que je ne m’y intéressais pas. Prendre une position aujourd’hui est difficile. Le parti Lutte Ouvrière tracte devant les entreprises par exemple. Mais les gens s’en foutent de ce qu’ils racontent. Ils se sentent pas concernés ». Le détachement est sans équivoque. Un sentiment d’abandon gangrène la classe salariale, à commencer peut être par les ouvriers du valenciennois, plantés en première ligne d’une guerre économique qui fait rage. « On nous tire à vue », dénonce un métallurgiste de l’usine CMD à Cambrais. Une usine au bord de la faillite. Il lâche dans un soupir : « Les gens ne se mobilisent même plus et deviennent fatalistes. Mais s’il n’y avait qu’ça … »
Le chômage flotte sur le sort des ouvriers
Les salariés d’usine du Valenciennois sont inquiets. Et il y a de quoi. Les usines ferment ou s’amenuisent les unes après les autres pour s’installer ailleurs. Parmi elles, figure Vallourec : une entreprise vielle de plus d’un siècle, réputée dans le monde entierpour ses tubes sans soudures vendus aux compagnies pétrolières. Touchée par la chute des cours de l’or noir, elle enchaîne les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) depuis 2014, au détriment des ouvriers de la région. Une manifestation de soutien aux salariés, menacés de licenciements, était prévue le 25 février dernier à Valenciennes. L’occasion pour les métallurgistes d’exprimer leur colère et leur lassitude.
Après 2 heures de marche depuis l’usine de Saint-Saulve, les salariés de Vallourec arrivent en héros sur la place d’Armes. « Nous sommes Vallourec … Sauvons Vallourec », claironnent des ouvriers venus de toute la région. « Je suis venus soutenir les métallos », indiques Frédéric, métallurgiste chez CMD. Près de 850 personnes défilent dans les rues pour contester la décision du patron de Vallourec defermer le laminoir. Un plan de licenciement économique visant jusqu’à 300 salariés de la tuberie. Mais plus inquiétant encore, ce PSE s’inscrit dans une lignée qui n’est pas prête de s’arrêter, pour Vallourec comme pour d’autres usines métallurgiques du Valenciennois. « Nous travaillons avec 92 sous-traitant, ce n’est pas que Vallourec qui est menacé », détaille Jean-Pascal, au service environnement de la tuberie de Vallourec. « Si le laminoir ferme c’est la mort de l’entreprise. Les 300 licenciements, ce n’est que le début », explique-t-il. Un partenariat est prévu avec Ascométal, un autre fabriquant d’acier. Mais aucune décision ne se concrétise et les ouvriers de Vallourec sont uniquement informés par la télévision. « Aucune réponse concrète pour le maintien des emplois ne nous a été communiqué », brame Frédéric Sanchez, secrétaire général CGT de la métallurgie. « D’un coté ils disent qu’ils sont victimes de la crise et touchent 500 millions euros de subventions de l’Etat. De l’autre, ils suppriment des postes tout en se délocalisant en Chine. En quoi tout cela nous ? », s’interrogent Mathieu et Jérôme, électromécanicien et technicien à la fabrication à chaud dans la tuberie de Vallourec. « J’ai 30 ans, j’ai commencé ici il y a 11 ans. Je ne sais faire que ça », précise Mathieu, le regard démoralisé.
Se retrouver sans activité est devenu une inquiétude quotidienne pour les ouvriers du Valenciennois. Certains craignent un nouvel épisode Usinor. À l’époque, l’usine sidérurgique avait entamé un plan de restructuration en stoppant une part de ses activités dans la région. Les premières fermetures s’étaient soldées par la faillite totale de l’entreprise, plongeant la région dans une situation critique. Comme en 1974, Vallourec cherche à redresser la pente en exportant une partie de sa production à l’étranger. Et, comme le rappelle Vincent Joswiak : « les ouvriers constituent la première variable d’ajustement ». D’après l’INSEE, le chômage dans la région Nord pas de Calais est passé de 8,2 % en 1982 à 13,2 % à la fin de l’année 2015. « J’ai commencé en 1985 nous étions 600, on est plus que 85. Il y a d’abord eu la fermeture de l’aciérie, puis de la fonderie. Et, maintenant on est tous sur le point d’être licenciés parce que l’entreprise est en redressement judiciaire », explique Abilio, responsable électrique chez Akers, une entreprise spécialisée dans la fabrication de machines pour la métallurgie. Il reprend, sourire aux lèvres : « j’ai 56 ans, ce sera dur de retrouver du boulot, j’irai à pôle emploi jusqu’à la retraite. » Malgré une volonté des politiques de réorienter cette région vers d’autres secteurs, la tâche n’est pas facile. « Ils parlent de reformer 500 000 personnes. Je veux bien mais dans quoi ? Cela ne sert à rien de former des gens à des métiers qui n’ont pas de débouchés » explique Thomas Mercier. « Toyota veut supprimer son équipe de nuit. Cela représente 700 salariés. UMV, l’usine fabriquant des boîtes à vitesse pour PSA ne va pas très bien non plus. De nombreux emplois vont disparaître. On a besoin d’une vision sur les métiers de demain », soupire-t-il.
Les conditions de vie et de travail : « Le retour à Germinal »
Malgré une augmentation des mesures de sécurité individuelles, les conditions de travail des salariés d’usine ne se sont pas améliorées dans toutes les entreprises. Bien au contraire : la course à la productivité, les plannings plus tendus, les temps de livraison plus courts ou encore le gèle des salaires ont rendu, pour nombre d’employés, la tâche plus dure qu’il y a 10 ans. « Les temps de montage sont raccourcis », appuie Yannick Pedini, secrétaire CGT Bombardier Crespin et agent de production. « Chez Toyota Onnaing, on cherche, à tout prix, à gagner en productivité », déplore Thomas Mercier. « Par exemple on essaie de réduire au maximum les déplacements pour gagner du temps. Mais ces déplacements sont pour nous le moyen de faire fonctionner nos articulations », enchaine-t-il. Chez Alstom, la délocalisation de la fabrication de certaines pièces est à l’origine de la pénibilité au travail. « Avant, nous produisions toutes les pièces de préparation en interne. Nous étions assis à user uniquement de nos mains. C’était comme une pause », se rappelle Vincent Jozwiak en mimant la scène, « aujourd’hui ces pièces sont importées. »
La précarisation de l’emploi frappe également les salariés d’usine. De plus en plus d’intérimaires et de contrats professionnels sont recensés au sein des entreprises. « Chez Toyota il y aujourd’hui près de 600 intérimaires », commente Ludovic Bouvier, secrétaire général régional de l’Union des Syndicats et des travailleurs métallurgistes (USTM-CGT), « C’est le retour à l’époque de Germinal ». Des combines sont utilisées pour rémunérer au minimum les employés : « avec les forfaits jours, il n’y a aucun contrôle horaire et certaines heures supplémentaires ne sont pas payées », éclaire Vincent Jozwiak, « c’est devenu un parcours du combattant pour avoir nos heures payées. Ce qui n’était pas le cas il y a dix ans ». Par ailleurs, certains ouvriers estiment que les salaires n’ont pas évolué proportionnellement à l’augmentation du coût de la vie. « Depuis le passage à l’euro le cout de la vie a augmenté », témoigne un cableur de chez Alstom, « aujourd’hui la part consacrée aux courses représente plus d’un tiers du salaire d’un ouvrier». Cyril, électricien chez Alstom depuis vingt ans et père de deux enfants, certifie : « Les mois sont de plus en plus difficiles. La part du chauffage par exemple est devenue très conséquente dans mon budget. »
Le Front National profite de la situation
L’avenir incertain des ouvriers du Nord et la dégradation des conditions de vie de certains d’entre eux sont repris par le Front national, qui se place volontiers en sauveur de la situation. Le libéralisme effréné, la hausse du chômage, le manque de proximité entre la politique et la classe ouvrière ou encore, la délocalisation des entreprises françaises constituent un terreau idéal pour y développer les arguments de l’extrême droite. «Je vote Front national au premier tour depuis les dernière élections», déclare Christian, chef d’équipe de maintenance industrielle à l’usine Demeyer. Une usine de 800 salariés, spécialisée dans la fabrication de meubles en kit. Il ajoute : «Ma femme ne trouve pas d’emplois, le chômage grimpe et je pense que l’ouverture des frontières n’est pas bon pour l’industrie française». Certains ouvriers reprochent au gouvernement de ne pas réussir à préserver ses entreprises et de manquer de protectionnisme. «En France, on ne sait pas protéger nos usines», entend à répétition Vincent Jozwiak au travail. Le Front national n’hésite pas à reprendre les méthodes et les arguments du parti communiste pour séduire son électorat. « Nous distribuons des tracts devant les usines », confirme Valérie Caudron, conseillère municipale Front national à la maire de Valenciennes. « On entend au Front National les mêmes discours que George Marchais », indique Vincent Jozwiak. À propos de Vallourec, Valeurs Actuels, l’hebdomadaire situé très à droite, titre : « La descente aux enfers de Vallourec ». Profitant de l’essoufflement du parti communiste, « Le FN est bien le seul parti de France à réclamer depuis toujours la fermeture des frontières et nous les avons entendus », peut-on lire sur un communiqué du FN à propos de la fermeture du laminoir de Vallourec.
La plupart des nouveaux adhérents votent principalement pour contester la politique menée par le gouvernement. « On a essayé à gauche et à droite. Rien ne change alors pourquoi pas Marine Le Pen. Elle a de bonnes idées », poursuit Joseph à la sortie d’Alstom. « Ca vaut le coup d’essayer », révèle sans scrupule le livreur devant chez Alstom. Des camions entrent et sortent dans l’enceinte de l’entreprise. « Il ne reste plus qu’à voter FN. De toute façons on n’a rien à perdre on est déjà au fond du lac », atteste sans vergogne un autre livreur, posté dans son semi-remorque. Malgré l’augmentation évidente du nombre d’électeurs du Front national au sein des salariés d’usines du Nord, ils sont encore discrets et ne revendiquent pas ouvertement leur opinion. «Nos électeurs ont peur de parler. Il faut voir comment on est accueillis quand on va devant les usines », affirme Valérie Caudron. «Ils sont nombreux, c’est clair mais ils n’en parlent pas», dénonce Thomas Mercier, agent de production chez Toyota. « J’ai une tête à voter Front National ? », lance un salarié d’Alstom offusqué. « Tout ce que je souhaite, c’est que mes enfants aient du pain sur la table», dévoile Jean-Michel, technicien pour Alstom et Bombardier. Et qu’on ne leurs retirent pas de la bouche*.
*Denain-Un crime signé Usinord-R.Guienne & A.Perrard
*Germinal-E.Zola
AVEC MODESTINE













